Les ouvrages peuvent être détruits ou endommagés avant leur réception. Qui supporte ce risque et, par suite, à qui incombe la charge des dépenses en résultant et notamment les frais de reconstruction ou de remise en état ?
Le code civil traite de la question, dans deux articles, distinguant selon que l'entrepreneur fournit :
- son travail et la matière (art. 1788)
- seulement son travail (art. 1789 et 1790)
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C'est la première de ces deux situations que je me propose d'analyser.
Les articles 1788 et 1789 ne concernent que les contrats de louage d'ouvrage. Les textes du Code civil relatifs à la charge des risques dans le contrat de la vente ne sont pas ici applicables (Cass. 30 mars 1971, Bull. cass. 1971-4-46).
Il appartient au juge du fait, à peine de cassation, d'indiquer sous l'empire duquel des deux textes (art. 1788 ou 1789) il statue, car, à défaut, la Cour suprême ne peut exercer son contrôle (Cass. civ. 1re 11 janvier 1978, Bull. Cass. n° 15, p. 14).
I - La question des risques
Si l'ouvrage est détruit ou endommagé, soit avant sa réception, soit avant que le maître de l'ouvrage ait été mis en demeure de le recevoir, les risques sont à la charge de l'entrepreneur, qui doit alors procéder à ses frais à la reconstruction ou aux réparations nécessaires.
C'est l'application de l'article 1788 du Code civil : « Si, dans le cas où l'ouvrier [l'entrepreneur] fournit la matière, la chose vient à périr, de quelque manière que ce soit, avant d'être livrée, la perte en est pour l'ouvrier, à moins que le maître ne fût en demeure de recevoir la chose ».
Aussi claires que paraissent les dispositions légales, elles avaient entraîné des divergences, tant doctrinales que jurisprudentielles.
a) Selon une première opinion, l'article 1788 ne pouvait recevoir application lorsque l'entrepreneur construit sur un terrain appartenant au maître de l'ouvrage ; en effet, ce dernier deviendrait, par voie d'accession, propriétaire de la construction au fur et à mesure de son exécution, et dès lors, les risques de perte ou de destruction de cette construction lui incomberaient, tant avant qu'après la réception (Colin et Capitant, Droit Civil, t. II, 1953, n° 1091 ; Ripert et Boulanger, t. III, 1958, n° 208 - Cf. Req. 13 août 1860, DP 1861-I-105 - Req. 19 juillet 1870, DP 1972-I-18), en application de l'adage classique depuis le droit romain : res perit domino (littéralement : « la chose est perdue aux frais de son maître »).
b) La seconde opinion, reprochait à la première de méconnaître que les rapports entre le maître de l'ouvrage et l'¬entrepreneur sont régis, non par les principes de l'accession en matière de propriété, mais par ceux qui règlent le contrat de louage d'ouvrage (Aubry et Rau, V, n° 379, note 1 - Baudry-Lacantinerie et Wahl, n° 3903, 3910 et 3911 - Colmet de Santerre, III, n° 241 - Guillouard, n° 782 et 833 ; Laurent, XXVI, n° 7).
L'entrepreneur resterait alors propriétaire jusqu'à la réception, et garderait à sa charge les risques de l'ouvrage jusqu'à cette réception, comme l'indique l'article 1788 du Code civil, et comme il découle de l'adage res perit domino.
La jurisprudence applique l'article 1788 du Code civil et décide que les risques sont à la charge de l'entrepreneur jusqu'à la réception, ou jusqu'à la mise en demeure adressée au maître de l'ouvrage de prononcer cette réception.
Depuis (au moins) 1839 (Cass. 11 mars 1839, DP 1839-I-305), la chaîne des décisions ayant statué en ce sens est même quasiment ininterrompue.
Voir ainsi, pour la période récente :
CASS. CIV. 3e 19 FÉVRIER 1986, BULL. CASS. N° 10, P. 8 :
En l'absence de réception de l'ouvrage, la charge des risques doit être supportée par l'entrepreneur Dès lors, encourt la cassation l'arrêt qui déboute un maître d'ouvrage de son action intentée contre un entrepreneur en réparation des dommages causés à un ensemble immobilier avant sa réception par une explosion criminelle au motif que la destruction de la chose constituait pour l'entrepreneur un cas de force majeure.
Cass. civ. 3ème 25 novembre 2003. Pourvoi n° 02-17.748 :
Vu l'article 1788 du Code civil ;
Attendu que si, dans le cas où l'ouvrier fournit la matière, la chose vient à périr avant d'être livrée, la perte en est pour l'ouvrier ;
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Agen, 10 juin 2002), que la société civile immobilière SICEF Cazeneuve et fils, et MM. Pierre et Eric Cazeneuve (la SCI) ont entrepris l'édification d'un bâtiment à usage de discothèque, le lot ''électricité'' étant attribué à la société SMECSO, assurée par les Assurances générales de France (AGF) ; que le bâtiment ayant péri par incendie avant réception, le maître de l'ouvrage a sollicité la réparation de son préjudice et, par voie reconventionnelle, l'entrepreneur a réclamé le paiement du coût de ses travaux ;
Attendu que pour condamner la SCI à payer à la société SMECSO la somme de 165 075 francs au titre des travaux réalisés l'arrêt retient, par motifs adoptés, que la responsabilité de l'entreprise n'est pas caractérisée et que le maître de l'ouvrage ne peut échapper à son obligation de paiement ;
Qu'en statuant ainsi, alors que la société SMECSO ne pouvait prétendre au paiement du coût des travaux qu'elle n'était pas en mesure de livrer, la cour d'appel a violé le texte susvisé.;
Cass. civ. 3ème 26 janvier 2005. Pourvoi n° 03-14.765 :
Mais attendu, d'une part, qu'ayant souverainement relevé, par motifs propres et adoptés, qu'aux termes du contrat de construction seule la réception de l'ouvrage avait pour effet de transférer la garde et les risques de l'entrepreneur au maître de l'ouvrage, que cette réception n'était pas encore intervenue au moment de l'incendie, qui était survenu pour des raisons indéterminées au cours de la nuit, alors que l'immeuble n'était pas occupé par le maître de l'ouvrage, et retenu qu'il importait peu que ce dernier ait, à cette époque, reçu les clés de la maison pour y exécuter certains travaux, cette intervention, au même titre que celle des sous-traitants, n'ayant pas eu pour conséquence de décharger l'entrepreneur principal de ses obligations, la cour d'appel a pu en déduire que la société Sautier avait conservé la garde du chantier au moment du sinistre et que les dispositions de l'article 1788 du Code civil lui étaient applicables ;
Attendu, d'autre part, qu'ayant relevé, par une interprétation souveraine, exclusive de dénaturation, des clauses du contrat d'assurance, que leur ambiguïté rendait nécessaire, que la police souscrite auprès de la société Axa l'avait été par M. de Vincent en qualité de propriétaire non occupant des bâtiments en cours de construction, et non au profit éventuel de l'entrepreneur Sautier, qui n'apparaissait pas comme pouvant être bénéficiaire des stipulations de la police, la cour d'appel a pu en déduire que la société Axa était recevable à agir, par subrogation après paiement dans les droits de M. de Vincent, à l'encontre de la société Sautier pour obtenir remboursement de l'indemnité servie à son assuré ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
II - La question de la propriété des ouvrages en cours de construction
Si la construction, non reçue, est propriété de l'entrepreneur, celui-ci qui :
a) a, par exemple, procédé à la pose de portes et de fenêtres, installé chaudière et radiateurs, réseaux et appareils sanitaires, etc., pourra les enlever, sans être coupable de vol, puisque toute ces parties de la construction sont demeurées sa propriété ;
b) se voit refuser le paiement de travaux supplémentaires, faute d'ordre écrit de son client (C. civ.,, art. 1793) pourra procéder à la démolition de ces travaux, à ses frais, pour rétablir la construction dans sa conception contractuelle d'origine ;
c) se heurte au cas de défaillance ou déconfiture du maître d'ouvrage pourra prétendre à faire procéder à la vente des droits qu'il possède sur la construction non reçue.
Au contraire, si l'entrepreneur n'est pas propriétaire de l'ouvrage en cours d'édification, la propriété est alors acquise par le maître de l'ouvrage au fur et à mesure de l'exécution des travaux et :
a) non payé, l'entrepreneur pourra inscrire une hypothèque judiciaire sur la construction ;
b) il ne pourra enlever les installations mises en place par lui (sanitaire, chauffage, etc.) à peine des sanctions du vol ;
c) il ne pourra procéder à la démolition des travaux supplémentaires impayés.
La question est aujourd'hui nettement tranchée :
a) les risques sont pour l'entrepreneur (C. civ., art. 1788) ;
b) la propriété est transférée au maître de l'ouvrage, au fur et à mesure de la construction.
La Cour suprême l'a exprimé dans un arrêt du 23 avril 1974, en considérant que la cour d'appel a « justement admis que l'article 1788 du Code civil n'avait pour objet que de déterminer celui à qui incombaient les risques au cas de perte de la chose ». Elle approuve le juge du fond d'avoir estimé que « l'immeuble en construction sur le terrain d'autrui auquel il s'incorpore et qui est édifié en exécution d'un contrat de louage d'ouvrage n'est pas la propriété de l'entrepreneur, même avant la réception des travaux par le maître de l'ouvrage ». (Cass. civ. 3e 23 avril 1974, Bull. cass. 1974-3-n° 163).
Il n'est donc plus douteux que si les risques ne sont transférés qu'à la réception, la propriété, elle, s'acquiert au fur et à mesure de l'exécution de l'ouvrage. Il a même jugé que l'entrepreneur n'est pas possesseur des ouvrages en construction (Cass. civ. 3e 8 décembre 1976, Bull. cass. n° 449, p. 341).
Ainsi l'article 1788 s'applique bien à l'entreprise de bâtiment, mais uniquement pour ce qui a trait à la charge des risques.
La profession d'entrepreneur s'en est émue et a proposé d'insérer dans les marchés privés de travaux une clause ainsi libellée :
« L'entrepreneur, nonobstant l'article 551 du Code civil, demeure propriétaire de l'ouvrage exécuté jusqu'à l'entier paiement de sa créance née du marché de travaux.
« Les présentes dispositions ne modifient pas ses obligations telles que fixées aux arti¬cles 1788, 1792 et suivants et 2270 du Code civil » (Voir Fabre et Schmitt : « La clause de renonciation à la règle de l'accession foncière dans les marchés privés de travaux », RDI 1990, p. 453).
C'est finalement par le biais de l'instauration législative d'une « garantie de paiement » que, par l'article 1799-1 nouveau du Code civil, satisfaction lui a été donnée.
III - Mise en oeuvre de l'article 1788
L'article 1788 du Code civil indique que si « la chose » vient à périr, la perte en est pour l'entrepreneur.
Dans le domaine du contrat d'entreprise « la chose » est l'ouvrage que l'entrepreneur a été chargé de construire, et seulement cet ouvrage. L'entrepreneur ne peut donc être recherché, sur le fondement de l'article 1788, lorsque les dommages affectent les ouvrages déjà existants dans lesquels il est amené à travailler (Cass. 22 avril 1971, Bull. cass. 1971-3-n° 253, Gaz. Pal. 1972-I-77 - CA Paris 20 décembre 1971, Gaz. Pal. 1972-I-298, D. 1972, som. 108 : incendie d'origine indéterminée).
On entend classiquement par « existants » : « les parties anciennes de la construc¬tion ou de l'ouvrage existant avant l'ouverture du chantier, et sur, sous, ou dans lesquelles sont exécutés les travaux ».
CASS. CIV. 3e 12 OCTOBRE 1971, BULL. CASS. N° 482, P, 344 :
L'article 1788 du Code civil n'est pas applicable dans le cas d'un incendie survenu dans un immeuble au cours de travaux, dès lors que la chose détruite par l'incendie n'était pas celle fournie par l'entrepreneur.
Il appartient donc au maître de l'ouvrage de rapporter la preuve de la faute de cet entrepreneur ou de ses ouvriers.
Ce n'est pas à dire que l'entrepreneur sera nécessairement mis hors de cause ; il sera en effet responsable, mais en application, soit des dispositions de son marché, soit des règles du droit commun, lorsque le sinistre aura eu pour origine ses agissements ou sa faute dûment établis. La responsabilité pourra d'ailleurs, selon les circonstances, au cas de faute commune, être partagée avec le maître de l'ouvrage, l'architecte, etc.
Albert CASTON