La caricature des attentats du World Trade Center ne fait pas rire la CEDH
Ref. : CEDH, 2 octobre 2008, Req. 36109/03, Leroy c/ France (N° Lexbase : A5370EA7)
par Cédric Tahri, Chargé d'enseignement à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV
"On peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui" (1). Telle est la leçon que nous inspire l'arrêt rendu le 2 octobre dernier par la Cour européenne des droits l'Homme. En l'espèce, M. L., ressortissant français, est dessinateur et collabore à ce titre avec différentes publications locales, dont l'hebdomadaire basque Ekaitza. A la suite des événements du 11 septembre 2001, il a remis à la rédaction d'Ekaitza un dessin symbolisant l'attentat contre les tours jumelles du World Trade Center avec une légende pastichant le slogan publicitaire d'une marque célèbre, "Nous en avions rêvé... le Hamas l'a fait". Ce dessin a été publié deux jours plus tard et a suscité de vives émotions parmi les lecteurs du journal. Le procureur de la République de Bayonne a alors fait citer l'auteur du dessin et le directeur de la publication devant le tribunal correctionnel du chef de complicité d'apologie du terrorisme
Le jugement, entrepris le 8 janvier 2002, a conclu à la culpabilité des prévenus. Il a été confirmé par un arrêt de la cour d'appel de Pau en date du 24 septembre 2002. Les juges du fond ont, notamment, relevé qu'en faisant une allusion directe aux attaques massives dont le quartier de Manhattan avait été le théâtre, en attribuant ces événements à une organisation terroriste notoire, et en idéalisant ce funeste projet par l'utilisation du verbe "rêver", donnant une valorisation non équivoque à un acte de mort, le dessinateur justifiait le recours au terrorisme, adhérant par l'emploi de la première personne du pluriel ("Nous") à ce moyen de destruction, présenté comme l'aboutissement d'un rêve et en encourageant, en définitive, indirectement le lecteur potentiel à apprécier de façon positive la réussite d'un fait criminel. M. L. a donc formé un pourvoi en cassation, mais celui-ci a été rejeté le 25 mars 2003 (Cass. crim., 25 mars 2003, n° 02-87-137 N° Lexbase : A8176EA3). La Haute juridiction a, en effet, considéré que la motivation de la cour d'appel était pertinente et suffisante pour démontrer qu'elle avait correctement apprécié les faits et caractérisé en tous ses éléments constitutifs le délit d'apologie du terrorisme. Par ailleurs, elle a estimé que les juges du fond avaient bien démontré que le délit entrait dans les exceptions prévues par le paragraphe 2 de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4347AQQ).
En conséquence, M. L. a déposé une requête, le 12 novembre 2003, auprès de la Cour européenne des droits de l'Homme, en alléguant, essentiellement, que sa condamnation pour complicité d'apologie du terrorisme avait entraîné une violation des articles 10 (I) et 6 § 1 (N° Lexbase : L7558AIR) de la Convention (II).
Cependant, les juges strasbourgeois n'ont suivi que partiellement cette argumentation.
I - La non-violation de l'article 10 de la CESDH
Aux termes de l'article 10 de la CESDH, "1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. [...] 2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire".
Une liberté d'expression protégée. A la lecture de cet article, force est de reconnaître l'importance attachée à la liberté d'expression. Elle constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique et l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun (2). Elle vaut non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de "société démocratique".
Une liberté d'expression encadrée. Néanmoins, comme le précise l'article 10, la liberté d'expression n'est pas absolue car elle doit être conciliée avec d'autres impératifs, tels que l'ordre public ou la vie privée des individus. Ces restrictions, appréciées strictement, sont caractérisées par leur nécessité (3). L'adjectif "nécessaire", au sens de l'article 10 § 2, implique l'existence d'un "besoin social impérieux". Les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence d'un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions appliquant celle-ci. Dans l'exercice d'un tel contrôle, la Cour doit examiner l'ingérence opérée par l'Etat à la lumière de l'ensemble de l'affaire. Il lui incombe de déterminer, notamment, si l'ingérence attaquée était "proportionnée aux buts poursuivis" et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent "pertinents et suffisants" (4). Ainsi, les juges strasbourgeois doivent rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental d'un individu à la liberté d'expression et le droit légitime d'une société démocratique de se protéger contre les agissements d'organisations terroristes (5).
Le problème général des caricatures. La caricature est une "forme d'expression artistique et de commentaire social [qui] par ses caractéristiques intrinsèques d'exagération et de distorsion de la réalité, [...] vise naturellement à provoquer et à susciter l'agitation" (6). Si un tel mode d'expression suppose un certain degré de provocation, il n'en demeure pas moins qu'il relève des dispositions protectrices de l'article 10 de la Convention (7). En conséquence, toute atteinte au droit d'un artiste de recourir à la caricature doit être examinée avec une attention particulière (8). Ce principe a aussi été rappelé par les juges français, notamment lors de l'affaire dite "des caricatures du prophète Mahomet" : "toute caricature s'analyse en un portrait s'affranchissant du bon goût pour remplir une fonction parodique et ce genre littéraire participe à la liberté d'expression. Il y a lieu d'examiner chaque fois si le dessin litigieux revêt un caractère injurieux au sens de la loi sur la presse et quelles personnes il vise, puis de déterminer si le prononcé d'une sanction constituerait une atteinte excessive à la liberté d'expression ou au contraire serait proportionné à un besoin social impérieux. Pour ce faire, il convient d'analyser le dessin en lui-même ainsi que le contexte dans lequel il a été publié par le journal" (9). Toutefois, l'auteur d'une caricature qui se prévaut de sa liberté d'expression assume, selon les termes du paragraphe 2 de l'article 10 de la Convention, des "devoirs et responsabilités". Comme l'a justement indiqué le professeur Bernard Teyssié, "l'outrage ne saurait impunément avancer sous le masque de la caricature" (10), ce qui justifie la sanction des excès les plus criants (11).
Le problème particulier de la caricature des attentats du 11 septembre. En l'espèce, la Cour européenne des droits de l'Homme a considéré que la condamnation du requérant s'analysait en une ingérence dans son droit à la liberté d'expression. Mais cette ingérence a été jugée proportionnée aux buts légitimes poursuivis, à savoir le maintien de l'ordre public et la prévention du crime. En effet, la Cour a relevé que le dessin et sa légende -fortement teintés d'antiaméricanisme- avaient été publiés deux jours après les évènements du 11 septembre, alors que le monde entier était sous le choc de la nouvelle. Cette dimension temporelle ne pouvait être ignorée de son auteur qui, de surcroît, affichait une solidarité morale avec les terroristes. Par ailleurs, les juges européens ont estimé qu'un tel message pouvait attiser les violences au pays basque, région politiquement sensible où l'hebdomadaire est diffusé. Par conséquent, la Cour a jugé "pertinents et suffisants" les motifs retenus par les juridictions internes pour condamner le requérant et a conclu à la non-violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme.
Merci LEXBASE !