Lisez ci-dessous cet article de Thibault du Manoir de Juaye paru dans le magazine Démocratie n°24 Décembre-Janvier dernier :
« Les négociations en cours sur l’accord de libre-échange entre les Etats-Unis et l’Europe, incluant notamment la possibilité qu’un Etat puisse être traîné en juste par une entreprise devant une juridiction privée, suscitent de vives réactions. Au-delà, ce traité met en lumière l’enjeu stratégique de l’harmonisation des normes et constitue un exemple supplémentaire de l’utilisation du droit comme une arme de choix dans la guerre économique.
Le 9 octobre 2014, la Commission européenne a finalement rendu public le mandat de négociation de l’accord de libre-échange avec les États-Unis, texte appelé par ses promoteurs TTIP et par ses détracteurs TAFTA (a. Cet accord entend, d’une part, supprimer les droits de douane (qui sont, en réalité, très faibles — de l’ordre de quelques pourcents) et, d’autre part, harmoniser les normes juridiques de part et d’autre de l’Atlantique. La divulgation de ce mandat est le fruit d’une pression populaire croissante depuis plus d’un an, et l’estocade a été portée par le Premier ministre Italien, Matteo Renzi (La Tribune du 10 octobre 2014), qui, en demandant de manière officielle à tous les pays de l’Union leur accord pour cette publication, les a contraints à s’incliner. Nombre d’acteurs de la société civile plutôt proches de l’extrême gauche et des mouvements écologistes se sont ligués contre le projet de traité. Des arguments de comptoir ont été avancés de part et d’autre. Les partisans du traité invoquent une croissance soutenue et annoncent à grand fracas que plusieurs centaines de milliers d’emplois vont être créés.
Leurs opposants rétorquent que ces chiffres sont une évaluation au doigt mouillé », ajoutant que ce traité est la porte ouverte à l’abandon de nos normes environnementales. Ils nous prédisent ainsi une alimentation à base de poulets chlorés et de boeufs aux hormones, accompagnés de légumes OGM et dégustés au milieu des derricks utilisés pour l’extraction du gaz de schiste. Mais la principale pierre d’achoppement de cet accord, c’est la possibilité pour les entreprises de traîner devant un tribunal arbitral – donc une Juridiction privée – les États qui ne respecteraient pas la libre concurrence, sacro-saint fondement du libre-échange.
On n’a jamais connu les partis d’extrême gauche aussi nationalistes. Quoi qu’il en soft, Il est fort probable que cette disposition du traité soit finalement abandonnée, sous la pression qui s’est élevée notamment via Internet.
L’accord de libre-échange transatlantique ou la lutte normative
Le projet de traité TTIP/TAFTA met en exergue deux problématiques Importantes : celle de la méthode de l’adoption des normes et celle de la guerre des normes juridiques.
À l’ère de la transparence absolue, où la notion de secret s’estompe, voire disparaît, cette révélation tardive du mandat de négociation par la Commission a été perçue comme une tentative de dissimulation et confère au texte un vice congénital, auquel il sera difficile de remédier. À l’heure d’internet, Il n’est plus possible d’imposer «d’en haut » des normes en négligeant la « piétaille numérique », ce qu’a fait pourtant la Commission.
Au lieu de considérer Internet comme un facteur de blocage d’Initiative par une minorité motivée et agissante, et donc une arme dans la guerre juridique, les Institutions devraient l’utiliser comme un moyen d’associer l’ensemble des citoyens à l’élaboration d’un texte – ce que sait d’ailleurs parfois fort bien faire la Commission européenne . Mais tout ce qui passe par le net est susceptible de manipulation. Il faut donc prévoir des garde-fous. La démocratie numérique est à ce prix. Si elle devient réalité, elle réduira à néant l’antagonisme classique entre démocratie directe et démocratie Indirecte. En d’autres termes, dans un contexte de guerre juridique, pour éviter la manipulation du citoyen, il faut l’associer, le consulter par le biais d’Internet.
Les négociateurs de la Commission auraient dû tirer les leçons de l’échec du projet de traité ACTA (Anti-Counterfelting Trade Agreement) : les mêmes maux produisent les mêmes effets. Ce traité, signé par une quarantaine de pays, dont les États-Unis et l’Union européenne, a été découvert grâce à l’affaire Wiklteaks.
Il avait pour but de renforcer les droits de propriété intellectuelle (1PR) ce qui, en soi, est un objectif louable. Le dernier grand traité sur les 1PR, l’accord ADPIC, remontait à 1995 et il fallait donc adapter l’encadrement juridique aux évolutions technologiques. Mais l’opacité des négociations a entraîné une levée de boucliers de la société civile qui a conduit le Parlement européen à le rejeter par 478 voix contre et 39 pour;165 députés s’étant abstenus.
La seconde problématique du TTIP-TAFTA est donc l’harmonisation des réglementations faisant obstacle au libre-échange. Or, depuis longtemps, le monde anglo-saxon tente d’imposer à l’Europe ses normes juridiques en usant d’une double stratégie. La première consiste à décrédibillser le droit des pays du Code civil, la seconde à imposer ses juristes de formation exclusivement anglo-saxonne.
L’enjeu est considérable, même si nos dirigeants n’en ont pas pris pleinement conscience. Tout d’abord, les juristes génèrent par leurs prestations un chiffre d’affaires qui contribue comme d’autres au montant du PIB et dont il n’est pas souhaitable de se priver. Mais surtout, l’encadrement d’une économie par des normes étrangères a des conséquences de premier ordre.
Comme celui qui exporte ses films ou sa culture, le pays qui impose son droit bénéficie d’un atout commercial considérable.
C’est pourquoi l’on peut réellement parler d’une « guerre du droit », qui sera abordée ici en excluant tous les aspects liés au lobbying, notamment ceux de la soft law.
Le droit, cheval de Troie de la guerre économique
Le mécanisme pour déstabiliser par le droit est fort simple. il suffit de partir d’un principe incontestable, par exemple « le droit doit favoriser le développement économique » ou, « il faut lutter contre la corruption ». Puis un organisme autoproclamé va évaluer (selon une méthode qui lui est propre et qui est parfois mai connue) si la législation des différents pays permet le respect de ce principe incontestable.
C’est ensuite la remise du palmarès où, sans surprise, les pays de la common law sont généralement les mieux notés… sachant que, bien évidemment, les organismes évaluateurs sont pour fa plupart des think tanks anglo-saxons. Voici une série d’exemples Illustrant ce processus
La Banque mondiale
Chaque année, la Banque mondiale publie un classement sur l’efficacité économique des législations dans les différents pays du monde. Au classement 2015, la France se retrouve en 31ème position, après la Macédoine ou la Malaisie (Doing Business 2015 : Going Beyond Efficiency, Groupe de la Banque mondiale, 29 octobre 2014).
Cette situation peu glorieuse s’explique par la méthode de travail de la Banque mondiale. Dans un premier temps, elle définit le référentiel de ce qu’elle considère comme la législation la plus appropriée pour le développement économique. Dans un second temps, elle élabore un questionnaire diffusé auprès des juristes dans tous les pays. Les réponses de ces derniers sont ensuite analysées.
À chaque étape, la démarche peut être faussée. Les questionnaires reflètent ta conception anglosaxonne du droit. Par exemple, vont être considérés comme un frein au développement le préavis et les indemnités versées en cas de licenciement.
Or, les équipes de juristes qui répondent appartiennent souvent aux grands cabinets internationaux, qui ne sont pas nécessairement familiarisés à ces questions du point de vue ries PME ou TPE.
La France a fini par réagir en 2004, alors qu’elle ronronnait de satisfaction à l’occasion du bicentenaire du Code civil – voir l’oeuvre de Portalis, Bigot de Préameneu et Cambacérès
dénigrée par une cabale anglo-saxonne, non ! pour une fois donc, notre pays réagissait et ce, grâce à un haut magistrat : Bertrand du Marais qui, dès 1996, avait été sensibilisé aux liens existants entre le droit et l’économie.
Il lance ainsi un programme pour promouvoir l’Attractivité économique du droit (AED) qui aboutit en 2006 à la publication d’un rapport montrant toutes les failles méthodologiques des évaluations de la Banque mondiale. Il fait également en sorte qu’un groupe de travail, au sein même de la Banque mondiale, soit chargé d’évaluer le rapport Doing Business.
Sa conclusion est limpide : « À supposer qu’un pays de droit civil regroupe tous les meilleurs scores des pays pour tous les indicateurs, ll se retrouverait troisième dans le classement général. »
Mécontente, la France envisageait de saisir l’Organisation internationale du travail (OIT) qui, espérait-on, devait intervenir auprès d’un parlementaire américain, Frank Barney, pour faire voter une loi, afin que le Secrétaire au Trésor américain puisse intervenir auprès de la Banque mondiale pour l’obliger à prendre en compte le droit des travailleurs, Toutefois, il semble que cette loi n’ait jamais été appliquée, l’administration Obama ayant considéré que le Congrès ne pouvait lui donner de telles instructions.
Puis, à l’instigation des pouvoirs publics, le programme pour l’attractivité du droit va être repris par une fondation créée pour la circonstance, la Fondation pour le droit continental. Son nom est tout un symbole, puisqu’est abandonnée l’expression pourtant usuelle de « droit romanogermanique », un peu trop connotée « Vieux Continent ». Enfin, la France s’est appuyée sur l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA) pour augmenter la portée, l’influence de notre droit.
Si la Banque mondiale n’a pas cessé de publier ses études Doing Business, la France se trouve maintenant mieux classée, puisqu’en dix ans, elle a gagné16 places. Et Il est probable que les affirmations de ces rapports sont désormais reçues avec plus de recul et de circonspection.
La Heritage Foundation
La Heritage Foundation est un think tank créé en 1973 pour promouvoir une conception ultralibérale de l’économie. On prétend qu’elle n’est pas étrangère à la victoire de Ronald Reagan. Ses membres semblent être proches du mouvement Tea Party, dont on connaît l’engouement pour la devise « America First ». Sans surprise, les scores décernés à la France par ce lobby sont du même ordre que ceux de la Banque mondiale, puisqu’en 2014, la France arrive 70e dans le monde, et 33′ sur un panel européen de 43 pays, peu après le Monténégro (31°), et loin derrière l’Albanie (259). Ce mauvais classement s’explique notamment par les protections accordées aux locataires contre les expulsions, qui seraient une atteinte au droit de propriété. La Heritage Foundation a une certaine Influence, et ses communiqués sont parfois repris par des quotidiens nationaux comme Le Figaro.
Transparency international
L’ONG Transparency International est créée en 1993 par un ancien directeur de la Banque mondiale, l’Allemand Peter Eigen, et pose un principe que personne ne peut contester : il faut lutter contre la corruption. Aussi cette ONG s’est-elle autoproclamée Juge de l’importance de la corruption dans tous les pays. Ses notations sont toujours données avec l’Idée sous-jacente qu’Il n’est pas possible de développer des affaires dans un pays corrompu. La France est ainsi classée au 22′ rang dans l’Indice de perception de la corruption 2013, à égalité avec des pays comme les Bahamas…
Mais cet Indice est une mesure de la perception de corruption, et non de la corruption réelle. En d’autres termes, c’est seulement l’importance de l’Impression qu’a une population donnée de vivre dans un pays corrompu qui est notée. En France, par exemple, des affaires très médiatisées comme celle des frères Guet-kif, qui sont poursuivis pour des faits de corruption alors que seulement quelques faits sont avérés, persuadent des dizaines de milliers de personnes que la corruption ravage notre pays. Le taux de perception de la corruption varie alors défavorablement. Le baromètre de Transparency n’est donc pas pertinent.
Outre cet indice de la perception de la corruption, l’ONG passe en revue l’arsenal législatif pour apprécier les dispositifs de lutte contre la corruption.
C’est ainsi qu’elle approuve les récentes dispositions législatives prises dans le prolongement de l’affaire Cahuzac, qui ont permis l’émergence du dossier du secrétaire d’État indélicat Thomas Thévenoud, et, par ricochet, celui de 6o parlementaires en délicatesse avec le fisc. Allons-nous, en conséquence, voir notre notation remonter dans le classement 2014 ?
Quoi qu’il en soit, à ce jour, il ne semble pas que la France ou d’autres pays impactés aient eu la volonté de contrer les démarches de Transparency, alors pourtant qu’un mauvais classement est
certainement pénalisant pour notre économie.
Le droit continental a-t-il déjà perdu ?
Le coup de grâce porté à notre système juridique aura été donné par Emmanuel Macron. Dans un discours prononcé le 15 octobre 2014, lors d’une conférence de presse, le ministre de l’Économie évoquant le projet de loi pour libérer l’activité n’hésitait pas à le décrier en ces termes :
« Historiquement, la loi a protégé le faible, comme le dit l’adage. Mails lorsque l’on a trop de normes, lorsqu’elles s’accumulent, lorsqu’elles changent en permanence, c’est mauvais là aussi pour l’économie, et c’est mauvais pour les plus faibles, c’est mauvais pour les plus fragiles. Et il y a un moment où la complexité, c’est surtout le problème de celui qui n’est pas dans le droit. »
On assiste à un revirement de point de vue par rapport à ce qui s’est passé sous la mandature précédente où, dès qu’un problème surgissait, une nouvelle loi était élaborée pour prétendument le résoudre. Désormais, la résolution d’une difficulté passerait nécessairement par une déréglementation et une suppression des lois.
SI notre activité économique mérite un assouplissement, voire un réaménagement de ses règles (qu’on ne peut qu’approuver), il ne faudrait pas pour autant sacrifier un droit très protecteur du faible (comme le droit français de la consommation) au nom de l’allègement de la pesanteur juridique qui freinerait les initiatives. Il ne peut être question de renoncer à une législation en tous points conforme à la devise de notre République.
Une fois le droit continental décrédibilisé, Il ne reste plus au monde anglo-saxon qu’à
imposer ses juristes et ses avocats.
Or, Ici, deux conceptions s’affrontent : celle des pays du droit continental, où l’avocat est un auxiliaire de justice, soumis à une déontologie rigoureuse que garantit un ordre professionnel, et où l’accès à la profession est réglementé par l’État. À l’inverse,
dans les pays anglo-saxons, les juristes sont essentiellement considérés comme des prestataires de services, et jouissent donc d’une liberté totale d’installation.
A l’international, le statut des avocats va être défini, d’une part, au sein de l’OMC et, d’autre part, au sein de l’Union européenne. En effet, c’est au sein de ces institutions internationales que sont définies les règles d’Implantation des prestataires de service dans les différents pays.
C’est l’Australie qui est sans doute le pays le plus actif à l’OMC pour tenter d’imposer ses avocats et ceux du monde anglo-saxon. Elle a déposé à de très nombreuses reprises des propositions tendant à la libéralisation des services Juridiques. Canberra a même créé un conseil consultatif, l’International Legal Services Advisory Councll (ILSAC), dont la mission est de renforcer la présence australienne dans le domaine international et d’améliorer la performance internationale des services juridiques de l’Australie.
Son action a été relayée par le Royaume-Uni. L’Angleterre est probablement le plus grand
exportateur mondial de produits juridiques. Son projet de s’implanter dans différents pays
s’exprime de la manière la plus crue dans nombre de revues.
Les Anglais s’appuient sur plusieurs Institutions pour promouvoir leurs juristes. The Law Society, qui représente les « solicitors » (une catégorie d’avocats, NdIR) d’Angleterre et du Pays de Galles, a ainsi enjoint à ses membres d’intervenir auprès de l’OMC pour accroître la libéralisation de ses services. Elle a été soutenue dans ses actions par le Lord Chancelles Department, puis par le Department for Constitutional Affairs dans lequel II a été Intégré en 2003, et par le Department of Trade and Industry.
Un autre moyen de contrôler les juristes d’un pays est de prendre des participations dans le capital de leurs sociétés. C’est une des raisons pour lesquelles les avocats s’opposent actuellement au projet de « loi pour libérer l’activité », dans lequel Emmanuel Macron a promis l’ouverture du capital des sociétés de professions réglementées.
Le droit continental a-t-Il définitivement perdu contre la common law ?
Le droit étant devenu l’une des armes essentielles de la guerre économique, il faudrait que notre pays se mette sans tarder en ordre de bataille et monte à son tour à l’assaut de la forteresse anglo-saxonne, sans se laisser dicter ses décisions. »
Commentaire : «Si notre activité économique mérite un assouplissement, voire un réaménagement de ses règles, il ne faudrait pas pour autant sacrifier un droit très protecteur du faible (…) ou nom de l’allègement de la pesanteur juridique qui freinerait les initiatives » C’est un des problèmes majeurs de la paralysie de notre économie : notre droit du travail notamment sclérose notre économie. C’est un sujet tabou bien entendu. La libéralisation viendra-t-elle, faute pour nos politiques de réformer notre pays, de TAFTA ? C’est sans pour cela que le combat est déjà perdu. Nous avons besoin d’une réforme de fond de notre protection sociale et comme nous sommes incapables de la faire, nos politiciens seront contents de se la faire imposer. Relevons par ailleurs que les entreprises et leurs juristes se sont déjà alignés depuis longtemps sur les normes juridiques anglo-saxonnes pour la rédaction des contrats et que c'est bien à cette aune que nos juridictions se prononcent en cas de conflit entre les parties car la convention est la loi desdistes parties. Par ailleurs en Europe continentale c'est l'anglais qui est utilisé dans les relations commerciales.
Reste que l'électorat réclame selon les sondages un "homme fort" qui serait capable d'imposer les réformes de fond qui ne viennent toujours pas. ..
Napoléon ( photo ci-joint) reviens !