Selon ces priorités économiques ou politiques, la France
ne présentera pas la même liste de paradis fiscaux que le
Royaume-Uni, de la même façon que les États-Unis auront
des intérêts également différents. Comment peut-on
alors déterminer si un pays est ou non un paradis fiscal?
Répondre à cette question oblige à définir précisément
ce que recouvre ce terme.
d'intérêt aux transactions avec les Bermudes1
, qui pesaient en2011 8% du
marché mondial de la réassurance2
.
Ces deux territoires dépendant du
Royaume-Uni -Jersey étant précisément une dépendance de la Couronne et les Bermudes un territoire
britannique d'outre-mer- avaient été
au préalable rassurés par leur premier ministre David Cameron. Alors
que l'Union européenne souhaite la
mise en place d'un « registre central
public des ayants droit », c'est-à-dire
des actionnaires de toutes les socié-
tés, y compris les trusts, opérant en
Europe ou dans ses dépendances,
il leur écrit: « Je sais que certains, en
Europe, veulent aller encore plus loin pour
empêcher l'abus des trusts et des arrangements légaux privés qui y sont liés. Il est
clairement important que nous reconnaissions les importantes différences entre les
trusts et les sociétés. Cela signifie que la
solution utilisée pour s'attaquer à la mauvaise utilisation de ces entreprises comme
le registre public central des ayants droit,
pourrait ne pas être appropriée3
».Les
limites de la solidarité européenne
en matière de lutte contre la fraude
fiscale sont claires...
1. Marie Luginsland, « Les Bermudes et Jersey
échappent à la liste noire de Bercy », L'Argus de
l'assurance, 6janvier 2014.
2. Chiffres 2011 cités in «Les Bermudes rejoignent la liste
noire: quelles conséquences pour la réassurance?»,
L'Argus de l'assurance, 9 septembre 2013.
3. Tristan de Bourbon, « L'attractivité financière
envers et contre tout », L'Opinion, 4 décembre 2013.
Entre priorité économique
et pression politique
Cette information est relativement
surprenante pour qui connaît le régime
des trusts à Jersey, qui permet la dissimulation des détenteurs et donc des
bénéficiaires économiques. Bercy n'a
peut-être pas été insensible à la forte
présence de banques françaises sur
l'île, à l'instar de BNP Paribas qui
dispose de 8filiales et 350employés.
Après le rachat de la banque Habros,
la Société Générale en compte, elle,
150. Laisser Jersey dans la liste des
ETCN aurait pénalisé ces banques
françaises.
Concernant les Bermudes, ce sont
surtout les réassureurs qui se voient
comblés. Comme les banquiers, ceux-ci
ont évité de justesse une modification
du régime relatif aux filiales interdisant toute forme d'exonération. De la
même façon, ils ont évité un prélèvement forfaitaire à la source au taux de
75% institué sur les produits de placement. Autant de contraintes fiscales
qui auraient fait perdre toute forme
«
L
es paradis fiscaux, le secret
bancaire, c'est terminé! »,
avait proclamé le pré-
sident de la République française
Nicolas Sarkozy au journal télévisé
en 2009 devant des millions de Fran-
çais. Pourtant, l'administration fiscale
française a régulièrement publié une
liste de paradis fiscaux -les États et
territoires non coopératifs (ETNC),
un euphémisme qui ne trompe personne. D'ailleurs, en ce début d'année
2014, il fut annoncé que Jersey et les
Bermudes ne seront plus considé-
rés comme des ETCN. En effet, dans
une lettre du ministre de l'Économie
et des Finances adressée au Rapporteur général de la Commission des
finances de l'Assemblée nationale, il
est rapporté que « les discussions avec les
Bermudes et Jersey ont ainsi notamment
permis de trouver des solutions concernant
les modalités pratiques [...] Ces fructueux
résultats attestent de la volonté de ces partenaires de respecter leurs engagements. »
Cet état de fait a été confirmé dans un
arrêté publié au JO le 19 janvier 2014.
est purement fiscal, à savoir éviter
l'impôt -au contraire d'une optimisation fiscale standard, guidée
d'abord par des impératifs économiques ou commerciaux-, la fraude
fiscale et le blanchiment d'argent).
Ici l'utilisation des paradis fiscaux a
un rôle différent selon l'utilisateur.
Le particulier cherchera à minimiser l'impôt sur ses revenus et son
patrimoine, il désirera l'anonymat
et des taux d'imposition faibles.
Le criminel souhaitant blanchir
son argent s'orientera plutôt vers
des pays avec lesquels la coopération judiciaire est faible et à grande
opacité. Les grandes entreprises,
qui voient en l'impôt une simple
variable dans une équation devant
être maximisée pratiqueront une
optimisation fiscale agressive et
répartiront leurs filiales en fonction de la faible fiscalité des pays
d'accueil. Les banques ou les assureurs rechercheront une législation
peu contraignante afin de contourner les règles prudentielles et créer
sans contrôle des instruments financiers toujours plus risqués mais à
fort rendement potentiel.
La société civile,
acteur de la lutte contre
les paradis fiscaux
Face à l'insatisfaction suscitée par
l'OCDE, des associations ont donc
eux aussi déterminé des listes de
paradis fiscaux. Créée en2003, Tax
Justice Network (TJN) regroupe une
coalition de chercheurs et d'activistes
partageant un même objectif: la lutte
contre la criminalité financière. Afin
d'établir la carte des paradis fiscaux
la plus juste, de nombreux critères
tels ceux cités ci-dessus sont croisés.
TJN publie ainsi le Financial Secrecy
Index qui classe 73territoires selon
leur degré d'opacité. On retrouve
alors, en 2013, la Suisse au premier rang, suivie du Luxembourg,
de Hong Kong, des Îles Caïmans,
de Singapour, des États-Unis, etc.
Cette liste dénonce également des
pays qui portent des représentations positives en matière de transparence économique. C'est le cas
du Canada, classé à la 17e
place, le
rôle de la Bourse de Toronto spécialisé dans la cotation boursière des
géants miniers mondiaux n'étant
pas anodin: en offrant une opacité
bienvenue pour des entreprises souhaitant avoir les coudées franches
en matière d'agissements frauduleux, loin des regards occidentaux,
dans des sites miniers en Afrique ou
en Amérique du Sud par exemple,
le Canada est un réel paradis fiscal
et judiciaire9
.
Selon TJN, les cinq premières
places financières mondiales 10
font partie des territoires les plus
opaques: la City de Londres occupe
la 21e
place, Wall Street la 6e
, Hong
Kong la 3e
, Singapour la 5e
et Zurich
la 1re. Ces résultats ne sont pas surprenants : les paradis fiscaux sont
totalement intégrés à la finance
mondiale et non un espace à la
marge de celle-ci.
Une notion complexe
Lorsque Gérard Depardieu se réfugie en Belgique pour des raisons fiscales, les Belges en sont perplexes:
si le pays est l'un des États sociaux
les plus avancés du monde, il en
assure le financement par des revenus fiscaux élevés. De fait, la majorité des contribuables belges sont
soumis à des prélèvements parmi
les plus élevés du monde ; la classe
la plus aisée bénéficie en revanche
d'un régime particulièrement favorable11. Il peut donc exister aussi
9. Alain Deneault et William Sacher, « L'industrie
minière reine du Canada », Le Monde diplomatique,
septembre2013.
10. Marc Roche, «Vive la crise!», Le Monde, 29mars 2013.
11. Frédéric Panier, « Paradis fiscaux, le modèle
belge », Le Monde diplomatique, juillet2012.
des différences à l'intérieur d'un
même État. De la même façon, de
nombreux Suisses regrettent de ne
pas pouvoir bénéficier du généreux
forfait fiscal offert à certains étrangers résidents12
.
Davantage qu'une logique de lutte
contre des territoires, l'évasion fiscale doit être combattue sous l'angle
de l'abus de droit. Les parlementaires
français ont été à deux doigts de
pouvoir présenter la France comme
précurseur dans ce combat. Malheureusement, certains amendements
déposés par les députés socialistes
le 15 novembre 2013 viennent d'être
annulés par le Conseil constitutionnel, fin décembre 2013. La législation actuelle définit l'abus de
droit en matière fiscale à condition
qu'il soit établi que l'optimisation
a pour but « exclusif » de minorer
ou d'échapper à l'impôt; l'un des
amendements supprimés remplaçait
le terme « exclusif » par « principal »
permettant ainsi de sanctionner le
fait de faire transiter des capitaux
par divers territoires complaisants
pour éviter l'imposition en France.
Le Conseil constitutionnel a également annulé d'autres mesures progressistes dans la lutte contre les
paradis fiscaux, comme contraindre
les fiscalistes à déclarer au fisc
les schémas d'optimisation fiscale
envisagés pour leurs compagnies
clientes, ou comme l'obligation
de documenter les prix de transfert
-prix auquel les filiales d'un même
groupe présent dans plusieurs pays
se facturent leurs services parfois
à des fins d'optimisation fiscale.
Le Conseil constitutionnel a en
effet estimé que ces mesures étaient
« contraires à la liberté d'entreprendre »,
que les peines envisagées étaient
« sans lien avec les infractions réprimées ». Il apparaît donc que l'enjeu
de la lutte contre l'évasion fiscale
doit d'abord passer par le combat
politique, seul à même de prendre
en compte toutes les dimensions
d'une notion complexe.
La liste de paradis fiscaux
del'administration fiscale française
ne semble pas être exempte de toute
pression politique etéconomique. Elle
n'a qu'une valeur presque symbolique,
elle ne peut yinclure des États
importants comme laSuisse ou le
Luxembourg, pour lasimple et bonne
raison que ces places financières sont
incontournables.